9 novembre 2007

Laframboise et Bellehumeur

Maurice Genevoix, Laframboise et Bellehumeur, Paris, s. n., 1941, 130 pages.
(« Achevé d'imprimer à l'Imprimerie du Sacré-Coeur à Laprairie, le 12 avril 1943, pour les Éditions de l'Arbre enregistrée »). « Imprimé et publié en conformité d'une licence décernée par le Commissaire des brevets sous le régime de l'Arrêté exceptionnel sur les brevets, les dessins de fabrique, le droit d'auteur et les marques de commerce. (1939) » Pendant la guerre, le Québec obtint la permission de publier des livres appartenant à des éditeurs français, en retenant les droits d’auteur jusqu’à la fin du conflit.

Maurice Genevoix vint au Canada en 1939. Il traversa le pays d'est en ouest, ce qu’il a raconté dans un récit de voyage intitulé tout simplement Canada (1944). Le pays lui a aussi inspiré deux romans : Laframboise et Bellehumeur et Éva Charlebois (1944).

Sainte-Anne (près de Trois-Rivières), vraisemblablement dans les années 1930. Le roman commence à la sortie de l’église. Le curé de la paroisse invite Nazaire Laframboise et sa famille à une séance de cinéma que l’abbé Bouchard, un cinéaste amateur, présente chez Clarence Trudel. « C’étaient des films d’éducation scolaire… » La scène n’a d’autre but que de nous faire connaître Nazaire, un père de neuf enfants, dans la cinquantaine. Les foins sont finis, les moissons engrangées, bref sa famille est prête à hiverner. Nazaire, lui, ne tient plus en place : un vieil atavisme de coureurs des bois s’est encore emparé de lui. Il rêve de monter dans les bois, au lac Rock. Quelques jours plus tard, il rencontre Roméo Bellehumeur, un aventurier dans la vingtaine qui dépense sa vie entre les voyages et les tavernes. Ils ont déjà fait équipe pendant les cinq ou six années précédentes, mais non l’an dernier. Tout le monde (le curé, sa femme, son neveu) fait pression pour que Nazaire abandonne son projet, mais l’appel du Nord est plus fort que tout. Il quitte femmes et enfants (son fils aîné est dans la vingtaine) et, avec son compagnon de trappe, gagne leur « campe » de chasse à deux jours de marche. « Ce fut à l’instant juste où ils quittèrent la route forestière et prirent le trail qui gravit les collines que Laframboise sentit monter en lui l’ivresse de sa liberté. » Sept longs mois les attendent.

Au début, tout se passe bien : ce sont deux trappeurs d’expérience, qui savent apprécier le calme des bois. Chaque jour, c’est la même routine. Ils assurent leur quotidien, relèvent leurs pièges, préparent les fourrures qui s’accumulent. (voir l’extrait) Ils se divertissent en inventant des histoires ou en partageant la musique de Nazaire. Dans un univers aussi restreint, ils finissent pourtant par s’exaspérer : c’est surtout le cas du jeune Roméo qui aurait bien envie d’en découdre avec le placide et paternel Nazaire. Il fait même une fugue, se soûle, mais revient au bercail, pendant une tempête. Il aurait sans doute péri, n’eût été de la présence d’esprit de Nazaire qui lui sauve la vie. Disons-le, ils entretiennent ensemble une drôle de relation : ils ont une relation de couple, presque ambiguë : « Il regardait Roméo danser, se délectait à tant de grâce, de souplesse infatigablement bondissante. Il savourait avidement le plaisir de susciter comme à son gré ces pas, ces sauts, ces arabesques, et en même temps de sentir la liberté souveraine du danseur. Une entente presque enchantée les unissait en ces instants. [...] Et soudain les longues jambes agiles fléchissaient dans un dernier saut; un trille aigu, pareil à un cri de joie, suspendait le chant du violon, et ils se regardaient en silence, avec des yeux étincelants.» (p. 94). Le reste de l’hiver sera plutôt tendu, surtout que Roméo piège des castors, alors que le temps de la chasse est terminé, ce qui exaspère Nazaire. Ils se séparent donc, sans réussir à renouer des liens de bonne entente.

Nazaire est trop heureux de retrouver sa famille. L’été passe. Nazaire dit à qui veut l’entendre qu’il est guéri de sa passion des bois. Pourtant, quand l’automne vient...

Pour pouvoir bien juger ce livre, j’aurais dû d’abord lire le récit de voyage de Genevoix. Dans quelle mesure s’est-il imprégné de la culture québécoise? Combien de temps a-t-il passé ici? Il raconte une histoire dont la trame est pour le moins classique au Québec : l’affrontement entre les sédentaires et les nomades. Cependant, il n’y a que les nomades qui l’intéressent. Un Québécois aurait pu écrire ce roman. Je pense aux romans qu’André Langevin va écrire quelques années plus tard. Au niveau du langage, il utilise certaines expressions, qui trahissent l’auteur français et il offre un peu de dépaysement supplémentaire à son lectorat français en parsemant les dialogues de mots pittoresques (traine, habitant, nôrouâ…), surtout des anglicismes (trail, track, luck, pictures, flask, pack-sack, creek, boy...) Rien de si étonnant après tout, Hémon (que Genevoix a lu) a fait de même, avec beaucoup plus de finesse toutefois. ***½

Extrait
Désormais leurs journées furent semblables, dans un monde qui restait en effet, à travers la suite des jours, immuablement pareil à ce que la neige l'avait fait : une nature minérale, une immense dalle immaculée, rugueuse et douce, où les arbres et leurs faix de neige n'étaient plus qu'un feutrage blanc, où les croupes basses des collines apparaissaient comme des rides pétrifiées. Le ciel changeait, devenait d'un bleu scintillant, se recouvrait de nuages dont les grandes ombres céruléennes passaient, s'éteignait tout entier et pesait comme une chape de plomb, puis de nouveau devenait bleu. La neige aussi changeait sous le ciel, s'éclairait et s'éteignait comme lui, tantôt glacée d'irisations scintillantes, d'une splendeur cruelle aux paupières, tantôt d'une blancheur morte qui s'étalait à l'infini. Mais les jeux de la lumière, la vibration des étoiles nocturnes ou le lent voyage de la lune glissaient sur un monde insensible où les eaux bougeantes étaient mortes, où les arbres ne bruissaient jamais. Le vent aussi passait sans l'émouvoir, l'âpre norouâs soufflait pendant des jours, fouettait avec des sifflements hargneux les roches et les murs de la campe, soulevait la neige en tourbillons de poussière blanche. Mais, quand il était las, la neige soulevée retombait sur la terre, sur la glace, sur les rochers. Et d'autres flocons à plein ciel revenaient voltiger par les bois, recouvrir de leur calme épaisseur les places que la rage du norouâs avait un moment dénudées.
Dans ce monde, deux hommes menaient leur vie. La maison qu'ils s'étaient bâtie se tassait au pied de la butte, son toit fumait dans l'air glacé. Ni l'un ni l'autre ne se plaignait jamais ; ni l'un ni l'autre ne pensait seulement que leur vie pût être « méchante ». L'heure venue, ils allaient par le bois, chaudement vêtus et les mouffles aux mains. Ils relevaient les pièges à mâchoires, les trappes qui s'étaient détendus. Quand un vison, une martre, une hermine étaient pris et vivaient encore, ils démoufflaient en hâte leur main droite ; et, de l'autre tenant le petit fauve qui crachait et tentait de mordre, ils cherchaient le cœur sous les côtes, le pinçaient entre deux doigts et d'une torsion foudroyaient la bête. (p. 42-44)

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