29 mars 2008

Mirage

Alfred Mousseau, Mirage, Montréal, J. A. Marchand imprimeur, 1913, 77 pages.


Tout comme Au village, ce livre a été édité grâce aux souscripteurs dont Laurier, Gouin, Taschereau... Le roman est précédé d’une préface dans laquelle on sent l’influence de Camille Roy : « Mon désir serait de graver, d’un burin sûr et fidèle, les traits de mes contemporains; mais cette ambition est difficile à réaliser et demanderait plus de maîtrise et plus d’habileté artistique que j’en ai. Je me contenterai donc d’esquisser un petit coin du grand tableau [...] me bornant à espérer qu’on dira, après avoir lu les pages qui vont suivre et qui sont un récit véridique d’évènements réels : « C’est bien comme cela que les choses arrivent, chez nous, dans la vie de tous les jours. »

Le roman compte deux intrigues, à peine reliées entre elles. La première et la plus importante est en partie une histoire du terroir. Saint-Augustin est un village « situé sur la ligne du Pacifique qui va de Montréal à Sainte-Agathe » qui est en train de devenir un lieu de villégiature pour les riches fortunés de Montréal. Pour un, le docteur Ducondu y a bâti une belle villa où il passe ses étés avec sa femme et sa fille Ernestine. Joseph Dulieu, un agent immobilier sans âme, a fleuré la bonne affaire. Il courtise un vieux cultivateur, Josaphat Beaulieu, espérant obtenir sa terre à vil prix, ce qu’il réussit. Plus encore, il réussit à le convaincre de s’installer à Montréal pour exploiter une épicerie qu’il lui vend au double de sa valeur, bien entendu! À l’époque, Montréal fait l’objet de grands développements domiciliaires qui constituent un plateau de choix pour les spéculateurs. Voyant autour de lui toutes ces gens qui réussissent à devenir riches du jour au lendemain, le vieux Beaulieu se laisse emporter par l’euphorie, se tourne encore vers Dulieu, qui, cette fois-ci, lui vend des terrains qui ne pourront prendre de la valeur avant dix ans, tant ils sont éloignés de la ville. Peu de temps se passe avant que le vieux cultivateur doive se rendre à l’évidence : il est ruiné. Le pauvre, il en meurt.

La seconde histoire est une intrigue sentimentale, tout ce qu’il y a de plus banal. C’est celle d’un étudiant en droit, Louis Duverger, le fils d’un cultivateur beaucoup plus sage que le père Beaulieu, un jeune homme, parfait sous toutes ses coutures. Lui, il a évité de se laisser corrompre par la ville. Comme récompense, il a réussi à franchir le fossé des classes sociales et à épouser la fille du riche docteur Ducondu.

Ce roman très moralisateur épouse l’idéologie du terroir, sans être vraiment un roman du terroir. Pour l’essentiel, l’intrigue se déroule en ville ou encore dans les villas que possèdent les riches villégiateurs. Tout ce monde s’entend pour dire que la vie à la campagne est la plus saine, que les valeurs paysannes sont les fondements de la nation.

Extraits

« Les jeunes gens de la ville qui sortent d’un externat pour entrer à l’université et qui demeurent dans leurs familles ne courent assurément pas de grand danger; ils ne font que garder les défauts ou les qualités qu’ils ont, car ils ne changent guère de milieu. Mais il n’en est pas de même des jeunes gens des campagnes. Ces derniers apportent la sève vive du sol; ils viennent mêler leur sang pur et fécond au rang appauvri des fils des cités; ils sont l’appoint d’énergie précieuse et de forces qui constituent une richesse inestimable. » (p. 15)

« C’est la loi inévitable du progrès : pendant que le peuple tout entier devient plus riche, plus cultivé, plus civilisé et augmente son bien-être matériel, des milliers d’êtres humains qui contribuent à cette marche en avant, à cette poussée de l’humanité, meurent misérablement; et la race trop affinée perd de sa vigueur et de sa force. Les derniers humains auront au service d’une cérébralité intense un corps débile. (p. 30)

« Elle était encore très jeune et elle avait peu lu, de sorte que les idées romanesques lui étaient inconnues. Elle était beaucoup plus heureuse ainsi, différente en cela de ces jeunes filles de la campagne qui gâtent leur vie, parce qu’elles ont reçu trop d’instruction, qui deviennent des déclassés et qui sont absolument malheureuses. [...] L’homme profite plus facilement de son instruction pour s’élever, pour améliorer sa situation. Mais la femme dont les parents, dont les frères, dont les voisins n’ont que peu d’instruction, regrettent souvent de n`être pas comprise par eux et souvent, dans l’état actuel de la société, tirer grand parti de son instruction. » (p. 41-42)

« Ils cueillaient la fleur de l’amour et ils jouissaient de ce qu’il offre de meilleur, car l’aveu enlève à l’amour son apanage éthéré, sa poésie, pour y substituer la réalité, pour le concrétiser, le transporter dans le domaine matériel et en faire une « chose », qui vieillira et disparaitra comme toutes les « choses ». (p. 49)

26 mars 2008

La Terre se venge

Eugénie Chenel, La Terre se venge, Montréal, Roger Garand, 1932, 109 pages
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Eugénie Chenel est née en 1898, à Sainte-Anne-des-Monts et est décédée à Montréal en 1977. Elle a collaboré aux revues et journaux suivants : L’Action catholique, Le Bulletin des agriculteurs, Chasse et Pêche. Elle a écrit plusieurs pièces radiophoniques.

Marcel Garon et Anna Morin, jeune couple, ont pris une terre en bois debout près de Sainte-Anne-des-Monts. Les débuts sont difficiles, mais ils sont vaillants. Le hic, c’est que huit ans plus tard, ils n’ont toujours pas d’enfant. Ils font donc une promesse à la bonne Sainte-Anne et, 15 mois plus tard, leur vœu est exaucé. Un fils leur est né.

Quand il a un an, le petit Paul, atteint de pleurésie, vient bien près de mourir. Grâce à des emplâtres de moutarde et à des infusions de tilleul, la mère réussit à le sauver. Le bonheur revient chez les Garon.

Paul a maintenant neuf ans. Il travaille avec son père dans les champs. Une petite cousine habite dans leur voisinage. Il en est amoureux, comme on peut l’être à neuf ans. Un oncle de l’Islet, un vieux curé, décèle en lui une vocation ; finis la paix bucolique et les jeux innocents avec la petite cousine. Le voilà transplanté dans un collège, pépinière de vocations. Il vieillit, réussit bien, mais ne se sent pas heureux. La vie religieuse le laisse froid. Il veut être cultivateur et retrouver sa petite cousine qui a grandi en beauté, en grâces et en sagesse. Il finit par avoir gain de cause. Il mène alors une cour plus assidue auprès de la jeune paysanne. Il réussit même à lui soutirer un baiser. Ainsi vont les cinq années suivantes, sans que la situation change.

Paul a maintenant 23 ans. Une jeune Anglaise, qui est venue se refaire une santé chez un de ses oncles paysans, fait chavirer tous les cœurs des garçons des environs. Paul résiste, mais lui aussi sombre dans les rets de l’étrangère. Au grand dam de ses parents, il abandonne sa petite cousine et épouse cette «vilaine» Anglaise. Pour son plus grand malheur, comme vous allez le constater.

Tout juste quelques mois viennent de passer et déjà notre Anglaise honnit Sainte-Anne-des-Monts! « La ville, j’ai besoin de la ville » clame-t-elle. Devant tant d’impétuosité, son mari n'a d'autres choix que d'optempérer. À Toronto, ils survivent tout au plus. Un enfant naît qu’ils appelleront John. Les choses allant de mal en pis, le couple traverse la frontière et déménage ses pénates à Manchester. Leurs affaires ne s’arrangent pas pour autant. Dorothy (c’est le prénom de la «méchante» Anglaise) est atteinte de tuberculose. Elle meurt sans que son mari en ait beaucoup de peine. Mais son fils est lui aussi emporté par cette maladie.

Seul dans la vie, perdu dans l’immensité américaine, Paul décide de rentrer chez lui. L’enfant prodigue est accueilli à bras ouverts. Malheureusement la petite cousine est morte huit mois plus tôt lors d’une promenade solitaire, en barque, sur le fleuve. Paul, conscient que la terre s’est vengée, consacrera dorénavant ses énergies à dorer les vieux jours de ses parents.

Petit roman du terroir classique, sans aucune originalité, qui rabâche des idées archi-connues, de façon trop sommaire pour avoir une quelconque crédibilité. Je pense qu’il n’y a qu’une façon de le lire : en s’amusant… Le thème du mariage mixte est traité aussi par Dugré, Potvin, Groulx… Il y a les bons Français et les méchants Anglais, la pure campagne et la ville inhumaine, etc.

Extrait
Pendant que chez les Garon on échangeait ces propos et d'autres encore, Paul arrivait chez Louise.
—Je viens te chercher, dit-il.
—Me chercher, pourquoi? demanda Louise, d'un air qu'elle cherchait à rendre indifférent, bien qu'intérieurement, elle tressaillît de plaisir.
—C'est la fête de maman, ce soir.
—Oui? Si je l'avais su, je serais allée tout de suite avec mon oncle et ma tante. Je m’ambitionnais à tricoter, ne me souciant pas de la nuit qui venait rapidement. Quand mon bas fut terminé, il faisait presque noir et j’avais peur de m'en aller seule.
—Tu n'auras pas peur avec moi?
—Avec toi, oh ! non, Paul, répondit-elle gaiement en jetant au jeune homme l'un de ces regards indéfinissables qui sont plus éloquents que mille phrases d'amour.
Et ils partirent.
Les deux jeunes gens cheminaient en silence, lorsque soudain, Louise sentit le bras de Paul entourer ses épaules.
—Que fais-tu? demanda la chaste enfant dont l'obscurité seule déroba aux regards de son compagnon la rougeur subite qui venait de se répandre sur ses traits.
—Louise, ma petite Louise, je t'aime tant... Veux-tu que je t'embrasse?... une fois, rien qu'une fois, implorait le jeune homme.
—Si ma tante savait, elle ne le permettrait pas, j'en suis sûre...
—Je t'en prie, Louise... Elle ne dirait rien, ta tante.
—Tu crois?
—J'en suis certain.
—Alors...
—Tu le veux?
—Oui, pour cette fois.
Attirant à lui de nouveau la jeune fille, Paul déposa sur sa bouche mignonne un long baiser dont furent seuls témoins les étoiles multiples qui parsemaient le ciel serein. Jamais amoureux, sans doute, n'échangèrent plus chaste baiser, jamais, peut-être, deux mortels ne furent plus heureux que Paul et Louise, à ce moment-là.
Les jeunes gens tournaient la deuxième page d'un roman commencé quelques semaines auparavant. (p. 52-53)

23 mars 2008

Récits et Légendes

Blanche Lamontagne-Beauregard, Récits et Légendes, Montréal, Beauchemin, 1922, 135 pages.

Ce recueil présente dix-sept courts textes, répartis en deux parties (« Terre » et « Mer »). Que l’auteure ait employé « récits » et « légendes » pour désigner ses textes – alors que plusieurs auteurs de son époque emploient le mot « conte » - témoigne de sa difficulté à les faire entrer dans un classement. La plupart sont des récits, quelques-uns sont des essais. Parmi les récits, deux ou trois pourraient être associés à cette définition de la légende que propose Le Petit Robert : « récit populaire traditionnel, plus ou moins fabuleux, merveilleux. »

Souvent le commentaire de la narratrice a tendance à envahir le récit. Blanche Lamontagne représente tout à fait l’auteure qui met l’écriture au service d’une cause. Et la cause, c’est toujours la même : il faut sauver la « race » canadienne-française. Elle a écrit l’un des textes patriotiques les plus bizarres qu’il m’ait été donné de lire. Le titre en est « Force et beauté ». Le sujet : comment l’hygiène à la campagne peut contribuer à renforcer la « race ». Vous avez bien lu! Le texte commence ainsi : « Ouvrons nos portes au soleil du bon Dieu. Saturons-nous d’air pur et de lumière. Devenons une race forte et superbe. » J’ignore s’il y a une histoire autour de ce texte (au-delà de la grippe espagnole), si c’est un tract commandé par le ministère de l’Agriculture, mais il en a toutes les caractéristiques. Je vous épargne les différentes mesures qu’elle propose et je cite : « Voilà le vrai but de l’hygiène : former une race solide dont le corps sera le serviteur de l’âme, conserver à la nation toutes ses forces, mobiliser ses chances de survie. Et Dieu sait combien il faut de force aux petites nations pour vivre à côté des grandes! » Le texte « Notre langue » va dans le même sens : elle dénonce les fautes d’orthographe et l’envahissement de l’anglais dans les lieux publics.

Dans certains textes, elle aborde les thèmes chers aux écrivains du courant « Vieilles choses, vieilles gens » : le calvaire au bord du chemin, les quêteux jeteurs de sorts, le vieux rouet, la langue française, les marins. D’autres textes racontent une petite histoire pathétique : ainsi dans « Lucie l’aveugle », elle met en scène une jeune aveugle qui se rend à Sainte-Anne-de-Beaupré et le miracle tant attendu se produit durant la messe. Sauf que la jeune voyante, remerciant Sainte-Anne, ajoute : « Grande sainte, si le don que vous m’avez fait doit me conduire au péché, si ma vue doit me perdre, si je puis tomber en enfer à cause d’elle, grande sainte, laissez-moi dans mes ténèbres. » Et la « grande sainte » lui enleva peu à peu la vue. « Le petit fils » est une autre histoire pathétique : une grand-mère qui a perdu son mari, son fils, voit son petit-fils la quitter pour prendre la mer à son tour.

Quelques textes sont construits à partir d’un leitmotiv. C’est le cas du texte qui ouvre le recueil. La phrase « Je sais une maisonnette, là-bas, sur la colline » sert de leitmotiv. Ailleurs, c’est « Rou… rou… rou le vieux rouet tournait » ou encore « Petites filles de la mer, petites filles aux yeux bleus!... » ou encore « L’anse pleureuse pleure, pleure…

L’idéologie de l’auteure est tout à fait dans la ligne du terroir. Dans « La maisonnette, sur la colline… », elle brosse à grands traits l’histoire de deux jeunes paysans qui s’aiment, qui fondent un foyer et qui arrachent une terre à la forêt pour leurs enfants. : « Quand vous découvrirez, dans les replis de la montagne, perchée comme un nid d’aigle, simple et majestueuse, la demeure du colon, quand vous passerez devant la maison du défricheur, amis, inclinez-vous. Le colon est un être sublime comme le héros des champs de bataille. » (p. 17) L’intention est si évidente qu’il est inutile de la formuler. Il en va de même pour « Les âmes voyagent », la plus belle réussite du recueil : un vieil habitant a dû se séparer de sa terre et s’exiler aux États-Unis où il est rapidement mort d’ennui. Les nouveaux propriétaires voient le soir son fantôme qui arpente ses champs. Voilà, on est dans la légende, comme c’est aussi le cas dans « Vaisseau-fantôme ».

Au moins un texte est un récit historique : dans « La nuit terrible », elle raconte comment Walker, induit en erreur par un marin gaspésien emmené de force, précipite ses vaisseaux sur les récifs de Sept-Îles.

Blanche Lamontagne a dédié ce livre à la « jeunesse canadienne ». Voilà qui explique ce ton trop souvent paternaliste, « maternaliste », moralisateur, injonctif, agaçant pour tout dire. **

Blanche Lamontagne sur Laurentiana :
Par nos champs et par nos rives

20 mars 2008

La Veuve

René Ouvrard, La Veuve, Montréal, Chanteclerc, 1955 (© 1954), 280 pages.


Saint-Léon-des Hauts. Orpha Lemire est une veuve sans enfant de 35 ans. Son mari lui a laissé une riche propriété. Elle est amoureuse d’Alidor, le fils aîné des Larose, ses voisins pauvres. Le jeune bellâtre est l’aîné de cette famille de 10 enfants.

Comment conquérir ce jeune homme, de 15 ans son cadet, sans encourir les foudres de sa communauté ? Plus encore, comment conquérir ce jeune homme peu dégourdi sans l’effrayer ? Un jour, elle trouve une idée : elle achète un tracteur et convient avec les parents d’Alidor que c’est lui qui le conduira, aussi bien pour exécuter les travaux sur sa terre que ceux sur leur terre.

Elle peut ainsi côtoyer le jeune homme tous les jours. Il finit bien par comprendre son manège, mais feint de l’ignorer. Les parents d’Alidor finissent aussi par déceler les intentions de la veuve, mais plutôt que de s’en offenser, ils s’en réjouissent puisque Orpha est une vraie mine d’or pour eux, si pauvres. Ils font même tout pour pousser leur fils réticent dans les bras de la veuve. Lui, excédé, finit par céder, mais en rompant tous liens avec ses parents. Il va trouver Orpha et lui annonce qu’il va l’épouser dans quinze jours. Entre-temps, les deux conviennent de se rencontrer à Québec pour préparer la noce. Il part seul, elle vient le rejoindre, ils achètent bagues et vêtements. Elle repart seule pour ne pas créer de scandale. Le lendemain, Alidor ne revient pas.

Dans la pension qu’il habite, il a le coup de foudre pour la servante, Louise. Celle-ci l’aime bien, mais cette fille ne veut épouser que l'homme qui la sortira de la dèche. Alidor se fait de nouveaux amis dont certains essaient d’en faire un citadin dégourdi. Il travaille, chôme, travaille. Bref, sa situation financière demeure très précaire, rien pour charmer sa Louise qui espère un riche prétendant. Pourtant, devant la sincérité du jeune homme, elle est tout près de céder à ses avances. Pour elle, c’est un signal : il lui faut s’éloigner. Elle quitte la pension et son travail sans laisser d’adresse. Alidor est inconsolable.

Il finit par s’acoquiner avec un hobo du nom d’Auguste, qui l’entraîne dans une de ses virées en Abitibi en empruntant des trains de passages. C’est un ivrogne qui vend des peccadilles aux gens pour gagner un peu d’argent qu’il dépense dans les bars. Alidor se retrouve dans une situation encore plus précaire. Et, le jour où il retrouve son compagnon mort sur le bord d’une route, lui qui en est rendu à coucher dans les granges et à manger dans les poubelles de restaurant, il n’y tient plus : il écrit à Orpha, lui demande pardon et lui demande de revenir. Elle accepte.

Ils se marient. Alidor, le bon garçon, rapidement se meurt d’ennui. Il obtient d’Orpha qu’elle lui achète une rutilante Buick. L’été venu, il abandonne pour ainsi dire les travaux de la ferme à Orpha. Il est toujours parti, tantôt à Québec et bientôt à Montréal. Un an ou deux passent ainsi. Et un jour, à Montréal, il retrouve Louise, plus malheureuse que lui. Ils ont une liaison qu’une lettre anonyme dévoile à Orpha. Elle lui pardonne encore et toujours. Des gens qui font de la spéculation minière réussissent à lui faire investir les avoirs d’Orpha (il imite sa signature). Un matin, un huissier se présente chez elle et saisit presque tout. Elle en fait une hémorragie cérébrale et meurt dans les bras de son jeune bellâtre repentant. La leçon semble avoir porté pour Alidor qui est de retour à la case de départ. Il habite avec ses parents. Il ne lui reste pour ainsi dire rien des richesses d’Orpha. Au bout d’un temps, il annonce à sa famille son nouveau départ : « Pour être franc, j’ai idée de voir du pays. Le port est plein de navires, à Québec. » Cette fois-ci, il a décidé que le vaste monde serait sa terre d’exploration (voir l’extrait).

L’action ne manque pas dans les romans de René Ouvrard. Ses personnages se déplacent, voyagent, explorent. Ils parcourent le Québec, entre autres le Nord. La Veuve est un roman initiatique : un jeune homme découvre la vie, ses aléas. L’auteur écrit bien, entre autres ses descriptions (voir celle du magasin général p. 202) sont vivantes, justes et souvent pittoresques. Ainsi Orpha : « Son académie impressionnait : cinq pieds huit pouces, une poitrine large, bien en place… » Le caractère des personnages est sans doute un peu forcé et l’intrigue quelque peu compliquée, mais ceci n’enlève rien à ce roman qui se lit encore très bien. On sent que l’auteur a du plaisir à raconter. Ouvrard a remporté le prix Laure-Conan avec ce roman : Germaine Guèvremont dirigeait le jury. ***

Extrait
Levé au petit matin, Alidor fit ses adieux à la terre, aux bêtes et aux gens. A pas lents, il contourna la maison. Le ciel se teintait progressivement et les arbres et la maison se détachaient dans la demi-clarté. Les oiseaux pépiaient hardiment. Rassemblés, ils obéissaient à un signal invisible et se levaient à la même fraction de seconde. Après un vol d'essai, ils se posaient sur le même arbre, sur le même fil.
— Eux autres aussi se préparent à émigrer, pensa Alidor.
L'unique cloche de St-Léon tintait au moment où naquit le premier rayon. Alidor embrassa d'un dernier regard toute la terre et tout le ciel qu'il put enclore. Il s'en fut à l'étable. La jument hennit; Caillette, la vache, tira sur sa chaîne ; il leur donna du foin et une tape amicale. A ce moment, il vit la fumée bleue de la cheminée, dont les volutes s'étiraient paresseusement dans le matin. Il revint par le jardin, mal protégé des poules par un grillage rapiécé, poussa la porte et trouva toute la famille assemblée autour du père et de la mère, comme sur les portraits.
Alidor fit le tour des visages, sans paraître voir les larmes. Il serra la main du père en le regardant bien droit dans les yeux, revint, à sa mère qu'il pressa une seconde contre sa poitrine. D'un geste brusque, il remonta d'un coup d'épaule le vieux sac contenant tous ses biens, puis descendit vers le village sans tourner la tête.
En passant devant le deuxième rang, il regarda son ancienne terre, la maison, la Buick rouge et beige.
Sous la remise, un tracteur, jaune comme un bouton d'or, se rouillait. (p. 279-280)

13 mars 2008

Le Livre des mystères

Léo-Paul Desrosiers, Le Livre des mystères, Montréal, Le Devoir, 1936, 175 pages.


Le recueil contient sept nouvelles.


Marie
Toute la famille s’affaire aux préparatifs du jour de l’An, mais surtout les femmes et particulièrement la vieille Marie qui voit à tous et à tout. Les enfants arrivent, certains venant en traineaux de la campagne, d’autres en train de la grande ville. Ce soir, Eustache, son plus jeune, leur présente Jeanne, la fille qu’il a épousée et qu’ils n’ont jamais vue. À leur grande surprise, elle porte du rouge à lèvres, elle enduit ses ongles de vernis et, surtout, elle fume! Tous se sentent diminués par l’élégance de cette fille. Pourtant, elle va les conquérir par sa bonne humeur, sa simplicité, son bon naturel, au point que la vieille Marie va se demander si, en ville, une autre morale, tout aussi valable, n’avait pas pris place. « Ainsi le veut la vie qui détruit l’œuvre des mères. »

A vingt ans
Mariette et Yvan vont à la plage. Mariette est amoureuse d’Yvan, mais lui ne ressent rien pour cette fille laquelle, rationnellement parlant, semble tailler sur mesure pour lui. Il lui préfère Gaby, une jeune fille frivole mais pleine de vie, ou même la froide Pauline, avec laquelle il ne réussit pas à créer un véritable contact. L’espace de quelques heures, on voit évoluer ces quatre personnages et d’autres encore. Des couples se forment, inadéquats : « Mystère des attractions et des répulsions! songeait Yvan. Qui le comprendra jamais? »

Incompatibilité
Lucie est une jeune femme hypersensible qui a souffert amèrement de la mort de son père, ruiné par un concurrent déloyal. Pourtant, elle a épousé un homme qui se fait un honneur de détrousser la concurrence…

Artiste
Un peintre, coupé de la réalité, rencontre une jeune fille qui correspond en tout point à son idéal féminin. La jeune fille est aussi très attirée par lui. Pourtant, trop pris par son art, il passe à côté de cet amour, n’arrivant pas à s’engager le moindrement auprès de la jeune fille qui n’attend que cela.

Une visite
Une jeune femme veille près de son bébé de dix mois. Une vieille paysanne cruelle, La Morneau, entre et lui annonce brutalement qu’il va mourir. Puis, elle lui explique qu’un maléfice plane sur la famille de son mari : son beau-père aurait acquis sa terre en volant des corps dans les charniers pour les revendre aux facultés de médecine. (voir l’extrait)

Anne
Anne s’est éprise d’un « mauvais garçon ». Malgré la promesse faite à sa famille bourgeoise, elle continue de le voir en cachette, mentant à tous.

L’une d’elles
Luce est atteinte d’une maladie incurable. Depuis quatre ans, elle fréquente des sanatoriums. Cet été, elle est à Gaspé. Le jeune médecin stagiaire qui la traite s’amourache d’elle. L’été passe et bientôt il doit quitter le sanatorium. « Et jamais il ne la revit. Jamais il ne reçut de réponse à ses lettres. Jamais il ne sut rien de la corvée surhumaine qu'elle avait dû reprendre: saisir chaque matin son âme en détresse, tenter péniblement, dans les fatigues et dans les larmes, de la soulever, de la rouler comme une pierre trop lourde jusqu'aux sommets de la sérénité et de la lumière; la laisser échapper continuellement, la voir retomber et dégringoler dans les profondeurs de l'abattement; recommencer, sans trêve, jusqu'à la fin. »

Critique

Étonnamment la presque totalité de ces récits nous parviennent de la conscience d’une jeune fille ou d’une femme. Ce sont, pour la plupart, des histoires sentimentales, racontées avec finesse et économie de sentiments. Desrochers présentent avec beaucoup d’empathie une version féminine des relations amoureuses, relations le plus souvent impossibles, voire tragiques.

Extrait
Elle s'assoit en face de la porte-fenêtre. De tout le pays devant elle, elle ne retient que le firmament bleu, d'une nuance si pâle, si délicate; abolissant tout le reste dans sa pensée, elle tend ce ciel, comme une toile de tente, au-dessus d'un paysage de ses rêves, composé avec des photographies longuement examinées, et des souvenirs de lectures. Il y a des cocotiers très longs penchés sur de larges grèves de poussière de corail, des vagues qui soulèvent une mer bleue, et surtout des brises équatoriales, des brises tièdes, chaudes, parfumées. L'appel des pays tropicaux l'obsède.
Mais comment s'évader vraiment ? Enveloppée dans un gros châle, frileuse, elle voit le soleil descendre en arrière des montagnes; et alors la réalité est plus puissante que les songes.
Le pays s'impose, dur, métallique. Au bout de la plaine blanche, s'enflamme un crépuscule tout parsemé de grains blancs; sur la glace de la route luisante, les lisses des traîneaux crissent: on dirait une râpe promenée sur du fer. Et quelques arbres noirs, sans feuille, se tordent au-dessus de la blancheur de la neige comme des serpents d'acier.
Le froid devient si intense au dehors qu'il dérobe, comme un voleur, tous leurs vêtements aux promeneurs. Lainages, étoffes, fourrures, leur chaleur et leur poids s'évanouissent, ils sont comme s'ils n'existaient point. Et les nerfs se contractent et la chair souffre sourdement.
L'enfant pleure. Elle le prend sur ses genoux. Et la désolation entre en elle à grands flots.
Cette nature hostile à toute vie, la jeune femme en sent l'étreinte jusqu'en son âme. Elle montre autant de cruauté que l'humanité qui l'entoure. « Est-il douleur semblable à la mienne », pense-t-elle. Si tendre, si douce, pourquoi vit-elle dans ce monde implacable ? Elle est un être de chair et de sang au milieu d'une foule vêtue d'armures d'acier: le moindre contact la meurtrit, les coudes des autres la blessent. Elle se sent broyée. Où trouvera-t-elle une carapace pour s'y blottir ? (pages 131-132)

11 mars 2008

Sébatien Pierre

Jean-Charles Harvey,
Sébatien Pierre, Lévis, Les éditions du quotidien, 1935, 223 p. (illustrations : 22 gravures sur linoléum de Maurice Gaudreau)

Le recueil contient quatre nouvelles, dont celle éponyme qui fait 120 pages. Il y a aussi « Les sauvages », « Fernande et Noémi » et « La mort de l’Élan ».

SÉBATIEN PIERRE
Sébastien Pierre fréquente un collège classique. Depuis son plus jeune âge, il aspire au martyr (comme le père Brébeuf). Au collège, tout le monde voit en lui un futur saint. Mais il abuse et se rend malade. On décide de l’envoyer en voyage aux Antilles. Lui qui n'a jamais connu la vraie vie est déboussolée. Sur le paquebot, il rencontre une Américaine, de 8 ans son ainée, qui décide de faire son éducation. Le paquebot fait naufrage et elle le sauve de la noyade. Tout le monde les croit morts. Ils ne donnent pas signe de vie et s’installent à New York, sous un nom d’emprunt. Son Américaine, qui a des liens interlopes, ne tarde pas à l’entraîner dans cette voie. Il finit même par devenir le chef d’un gang qui vole et assassine, jusqu’au jour où il se fait piéger. Il est poursuivi par la police qui le soupçonne de s’être réfugié au Canada, ce qu’il a fait. Incognito il se présente à sa famille qui ne le reconnaît pas. Nostalgique, il se réfugie dans une église. Il est abattu par son propre frère, policier à la recherche du gangster américain en fuite.

LES SAUVAGES
Hirondelle est une belle jeune métis qui a décidé d’aller travailler comme ménagère chez les Blancs. Sur la traversée, elle rencontre un Autochtone, Plumeau blanc, qui s’éprend d’elle, l’épouse au bout de deux jours et l’emmène avec lui dans un camp de chasse au nord de Montréal. Il y travaille comme surveillant. Ils vivent un bonheur tranquille. Un jour arrive un groupe de chasseurs blancs : Hirondelle, plus ou moins amoureuse de Plumeau blanc, finit par partir avec un fils de riches, lui qui est séduit par sa beauté et son intelligence de la forêt. Il l’emmène en ville, mais l’abandonne assez rapidement. Elle finit par rentrer chez elle. Plumeau blanc, parti à la chasse, a été pris dans une tempête et en est revenu presque mort. Elle le trouve donc, à son retour, agonisant. Ils se réconcilient avant qu'il meure.

FERNANDE ET NOÉMI
Paul Lalande essaie de convaincre son ami le docteur Louis Maltais que la réalité dépasse parfois la fiction. Celui-ci en doute et il lui raconte l’histoire suivante. Jeune médecin, il a connu puis perdue de vue une fille délicieuse qui avait les plus grands rêves. Il la retrouve quelques années plus tard. Elle est atteinte de la tuberculose et vit avec l’ivrogne qui lui a fait la vie dure. Avant de mourir, elle confie au docteur le récit de sa vie ; en fait, c'est plutôt le récit rêvé de sa vie. Elle a imaginé qu’elle vivait avec un jeune artiste qui lui vouait une adoration éternelle. Bref, pour contrer son réel sordide, elle a vécu de son rêve.

LA MORT DE L'ÉLAN
« Ce vieil orignal était le patriarche de sa tribu. Intelligent, brave et rusé, il évitait depuis douze ans le feu meurtrier des hommes et, chaque automne, il sortait victorieux des combats que lui livraient d'autres mâles pour les conquêtes de l'amour. Il fallait le voir, dans les sentiers de la forêt, alors que son pas pesant faisait trembler la colline voisine. La seule vue de son large sabot inspirait à ses rivaux une crainte respectueuse. Il longeait les bords des lacs, et quand les moustiques le harcelaient il s'enfonçait dans l'eau jusqu'au poitrail. Son panache à treize branches faisait, sur la surface ridée, une ombre large comme celle des arbres.Il n'avait peur de rien. Il passait à côté des ours noirs, la tête haute, avec un air de défi, et les fauves n'osaient s'approcher de lui, par peur de son pied, meurtrier comme une massue de pierre. Toutes les bêtes l'admiraient pour sa noble attitude, son grand âge, sa sagesse et sa vénérable barbe. » Mais cet hiver-là, des loups affamés descendirent du Nord…

Ce sont quatre histoires plutôt naïves, plutôt invraisemblables, souvent mélodramatiques. On est très loin des Demi-civilisés, pourtant publié juste un an plus tôt. On retrouve des romances populaires avec quelques audaces dans la description des comportements sexuels. L’auteur décrit bien les personnages.Extraits« Gaspard avait les traits de sa tribu: le nez arqué, magnifique, les yeux perçants, les cheveux bas sur le front, les pommettes saillantes, des joues barrant énergiquement la mâchoire, une physionomie sereine et douce.Ses longs cheveux divisés en deux tresses et ramenés devant les épaules, ses sourcils épais, ses cils drus et son gilet de peau de cerf, accentuaient, chez lui, le type du sauvage. » (Les sauvages)« C’était un homme dans la cinquantaine, au visage glabre, au crâne chauve, aux traits délicats, avec un de ces nez longs et pinces qui donnent tant d'expression à une physionomie et qu'on prendrait volontiers pour le soc matériel d'un esprit éminemment apte à pénétrer les pensées des autres. » (Fernande et Noémi)

Jean-Charles Harvey sur Laurentiana :

Les Demi-Civilisés
L’Homme qui va
Marcel Faure

7 mars 2008

La Terre du huitième

Adolphe Nantel, La Terre du huitième, Montréal, L’Arbre, 1942, 190 pages.

Jean Berloin a commis un petit délit qui lui a valu trois mois de prison. Il en a assez de la ville qui ne lui a apporté que des malheurs et des « tentations ». Il s’engage comme commis pour la Laurentide company, une compagnie forestière qui bûche sur la Saint-Maurice, près du Lac Guénard. Au contact des bûcherons, il renaît. Mais surtout il rencontre la famille Latourelle dont le père travaille comme entrepreneur de coupe de bois et vit sur place avec sa famille. Et dans cette famille, il y a Régine Groleau, la jeune belle-sœur, dont il tombe follement amoureux. Fous de désir l’un pour l’autre, les deux tourtereaux se tiennent à l’écart en attendant de se marier. Le mariage a lieu et le couple s’installe sur la terre du huitième à Saint-Zénon. Il prospère.

Roman du terroir tardif. Intrigue grotesque. Mièvreries. Amour à l’eau de rose. Vision manichéenne ville-campagne. On en apprend peu sur les chantiers. Descriptions qui se veulent poétiques. Mythe de la terre re-génératrice. Le héros urbain retrouve son corps d’athlète au contact de la nature. Le paradis perdu et retrouvé.

Extrait
Près de la source, Jean a construit un lit de branches souples. Tous les jours, pendant l'été, il invitait Régine à s'y coucher près de lui. Le soleil de novembre est chaud, aujourd'hui. Jean regarde sa femme.
— Ma Régine, tu te souviens du lit de mousse au lac du Caribou ?
— Oui, quand j'eus peur de moi et de toi, et toi aussi tu as eu peur...
— Nous n'avons plus peur aujourd’hui, ma bien-aimée.
Après un moment de silence, Régine appuie sa tête sur l'épaule de son homme et murmure : l'heure est à l'amour, mon Jean...
Et les époux, seuls devant Dieu, parmi la nature qui se dépouille pour l'hiver, reprennent un moment le chant interrompu de la vie, ce chant qui donne aux amants une illusion d'immortalité.
Après le départ de Régine, qui rentre à la maison pour coudre, tisser et préparer le repas du soir, le roi de la terre du huitième, lui, se ploie davantage vers le sol pour en retravailler la substance, poussé par l'inextinguible désir d’agrandir son patrimoine, sachant bien que d’autres fils sortiront de son amour. (p. 188-190)

3 mars 2008

Dominantes

René Chopin, Dominantes, Montréal, Albert Lévesque, 1933, 164 pages. (Avec deux illustrations d’Adrien Hébert)

Chopin a divisé son recueil en quatre parties. Dans un poème liminaire, « Comme ces fous… », qui n’est pas sans rappeler « Le Pélican » de Musset et « L’Albatros » de Baudelaire, Chopin définit la place du poète dans la société. Place peu enviable, vous l’aurez deviné. La vie se charge de punir cruellement ce « dérobeur de feu » et son « idéal impie ».

Mon âme en robe de souci
Un climat délétère enveloppe tous les poèmes de la première partie. Les regrets, la mélancolie, les retours sur un passé heureux, les déceptions amoureuses, la mort, la recherche de la solitude sont quelques-uns des motifs exploités par l’auteur. Deux poèmes me semblent assez représentatifs. Dans « Je songe avec douceur », il évoque avec beaucoup de tendresse son enfance, vraisemblablement bercée par sa mère et ses sœurs. « Par ce geste à jamais dont mon cœur s’illumine / Mon jeune âge a compris la douceur féminine. » Le second poème, c’est « La mort d’un hêtre », un arbre plus que tricentenaire : après avoir raconté tout ce que cet arbre a vu, tous les périls auxquels il avait échappé, après avoir raconté comment les « cités rampantes et lépreuses » l’ont emprisonné, il conclut : « J’aurai moins d’amertume à vivre dans la ville / Si je prends pour conseil un arbre dans la cour ». Chopin rêve de paradis perdus, celui des premiers émois amoureux, celui de la nature vierge, celui de l’enfance.

Poèmes épigrammatiques
Le ton change complètement dans la seconde partie. On se retrouve devant un Chopin beaucoup plus audacieux, qui utilise la raillerie, l’humour, le sarcasme. Rappelons que l’épigramme est un petit poème satirique. Sur quoi ou qui va se pencher l’esprit mordant de l’auteur? D’abord, sur la poésie elle-même. Voici un conseil au poète qui veut plaire à « l’honnête lecteur » : « L’art n’est plus aujourd’hui qu’un rébus compliqué, / Toujours sur le bon sens que ton vers soit calqué. » Ou encore, il raconte avec beaucoup d’humour, les mésaventures aux douanes de son Cœur en exil, publié en 1913 : « Plus de cent exemplaires / De ce Cœur en exil / Qui par trop sut plaire » ; « Voici qu’à la douane / Où tu me vois sur pieds / Un commis anglomane / refuse mes papiers… » Ou encore il ironise sur ses rencontres avec son ami Paul Morin (voir l’extrait); ou encore sur la foire d’empoigne des écoles littéraires : « Je me plais aux combats du cirque littéraire / Qui ne sont maintes fois que des riens palpitants / Et j’écoute, oublieux du marasme du temps, / Le critique y meugler et le poète braire. » Il ne craint ni le grotesque (« La vache lente au regard doux / Broute mon cœur, mon grand cœur fou ») ni l’autodérision : « Un soir, lorsque du Temps auront fui les décades, / Un vieux bibliomane, un savant avisé, / Dont on aime à flatter l’innocente toquade, / En m’exhumant, voudra me conférencier. »

Échos et résonances
La dernière partie est dédiée à Marcel Dugas, qui avait défendu son premier recueil contre les attaques des régionalistes. C’est davantage le Chopin parnassien qui s’y révèle. L’humour est encore présent, sans la satire. En fait il décrit un peu n’importe quoi, sans implication émotive, avec un grand sens du rythme. On sent qu’il écrit pour jongler avec les mots, pour éblouir. Le premier poème s’intitule « Le plaisir d’entendre les grenouilles dans la campagne » et il commence ainsi : « Sur la grève un brouillard flotte, / L’eau clapote / Et soulève les copeaux frais… » Un autre, « Fumées », commence par une vingtaine de vers très courts : « Comme Borée / Le Vent farouche, / Qui fond / Du ciel, à l’horizon, / Et dans sa corne, à plein poumon, / La bouche / En rond / Les yeux en boules / Souffle / Sa rafale / Irritable fumée … »

Diptyque
Il présente dans la quatrième partie deux poèmes qu’il dédie à sa mère. On y parle de naissance et de mort.


Je n’avais qu’une connaissance d’anthologie de René Chopin. Ce recueil constitue pour moi une belle surprise. J’aime bien la deuxième partie, même si je sens qu’il y a parfois un intertexte qui m’échappe. Je suppose que l’écriture de ces poèmes s'est échelonnée sur les vingt ans qui séparent les deux recueils du poète. C’est dire que certains datent des années 1913-1920, quand s’affrontèrent les régionalistes et les exotistes. Je l’avoue, j’ai un peu de difficulté à saisir exactement la pensée de l’auteur : pousse-t-il l’autodérision jusqu’à renier ses premières allégeances poétiques?


A PAUL MORIN

Jours clairs où nous fartions d'Ionies et de Thraces ! O bar où le bock blond coudoyait le bock brun ! (Poèmes de Cendre et d'Or)

Ton esprit n'est pas mince, encore qu'effilé,
Joyeusement que ses malices fraternelles
Nous parlent d'Or et n'aient que peu de Cendre en elles
Un paysage, sous l'averse, ensoleillé.

Poète, souviens-toi ! Ce vieux vin endiablé
Que tu chipas un jour aux caves maternelles,
Dans un bar, écoliers dont flambaient les prunelles,
T'avait-il, m'avait-il, dit, hein, émoustillé !

Nous parlâmes, ah ! oui, d'Ionies et de Thraces,
Bien que dans ma mémoire il n'en soit plus de traces,
Mais me souviens toujours de ce fameux Pommard,

Et puis que je lampais ma soupe à la tortue,
Et que, les doigts bagués, la lèvre moins goulue,
Toi, tu décortiquais ta pince de homard
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