22 novembre 2009

Paragraphes

Alfred Desrochers, Paragraphes, Montréal, L’Action canadienne-française, 1931, 181 pages.

Alfred Desrochers fut plus que le poète d’À l’ombre de l’Orford. Autour des années 1930, il fut un animateur littéraire influent. On ne compte plus les auteurs qui ont entretenu avec lui une correspondance ou un lien littéraire : Choquette, Dantin, Marchand, Rosaire Dion, Grignon, Harvey, Guèvremont… Il a entre autres aidé quelques jeunes femmes à faire leurs premiers pas (en même temps que lui) dans la littérature canadienne-français :   Jovette Bernier, Éva Sénécal et Simone Routier.

Paragraphes porte comme sous-titre : « Interviews littéraires ». Desrochers s'en explique au début de son livre : « J'applique les méthodes du reportage. Je laisse le livre dire tout le bien qu'il pense de lui-même et Je rapporte aussi les aveux qu'il fait, laissant au lecteur — si j'en ai — le soin d'en juger comme bon l'entendra. On se tromperait si l'on voulait voir en ces pages mon opinion personnelle sur les livres que j'interviewe. Un journaliste n'a pas d'opinion, ou s'il en a, elle ne compte pas. Je le répète, j'essaye de comprendre un livre, sans le juger. Et ce me semble quelque peu méritoire, dans un pays où la plupart jugent sans comprendre. On serait aussi dans l'erreur en concluant que les auteurs dont je parle ici sont pour moi les meilleurs de notre temps. Il y en a parmi qui le sont. D'autres y figurent pour aider à établir la moyenne de notre époque. » Notez-le bien : Desrochers n’interviewe pas les auteurs mais les livres. En fait, il pose les questions et donne les réponses.

Paragraphes contient seize articles, la plupart consacrés à des poètes (Choquette, Senécal, Bernier, Routier, Lemieux, Marie Ratté), quelques-uns à des critiques (Harvey, Hébert, Marion), un seul à une romancière (Gaétane Beaulieu). Il a consacré deux articles à Simone Routier, à partir de trois interviews fictives de L’Immortel adolescent et d’une « vraie » interview de l’auteure quand elle a mérité le prix David. Ce sont ces deux articles que je vais présenter dans ce compte rendu.

Comme critique, disons que Desrochers prend beaucoup de place, tellement qu’on ne sait plus très bien par moments s’il parle de l’auteur ou de lui. D’ailleurs il ne cite à peu près jamais les recueils. Comme je l'ai dit, il a mené trois interviews au sujet de L’Immortel Adolescent. La première porte sur les sources d’inspiration de Routier : un mélange de classicisme et de modernité serait à l’origine de cette œuvre. La modernité, il la voit dans la difficulté des relations sociales qui traverse le recueil : « Parlant, tout à l'heure, des jours sombres de la Grande Guerre, j'ai cité l'inquiétude et la tristesse dont l'atmosphère était alors imprégnée, pour justifier mon allure égoïste. » Il voit aussi une influence anglaise dans la propension de l’auteure à doter ses poèmes de « human-interest » [sic]. Il cite, à titre d’exemple, « La lettre », l’un des poèmes « les plus émouvants de notre jeune littérature ».

La deuxième interview porte sur l’expression. La principale qualité formelle du recueil tient à la musicalité. Encore une fois, Desrochers y voit une influence de l’éducation en partie anglaise de l’auteure : « L’expression est neuve chez elle. Tellement qu’on a l’impression, à première vue, que c’est traduit de l’anglais. » Pour Desrochers, nous sommes davantage des Américains que des Latins, ce que Routier a compris. Suit une longue comparaison entre la poésie française et l’anglaise. Desrochers parle aussi du choix de la rime et du rythme particulier de l’œuvre, parfois très proche du monologue intérieur.

La troisième interview porte sur les moyens utilisés par Routier qui expliqueraient son originalité. Il note que l’auteure utilise son expérience de vie et, surtout, qu'elle a appris son métier par la lecture, par « l’imitation consciente » et le pastiche. Dithyrambique, Desrochers conclut : « Vous pouvez, Monsieur, affirmer sans crainte que Mlle Routier est la plus artiste de nos femmes-auteur; qu'elle est même l'unique écrivain-artiste de son sexe au pays. Vous pouvez, bien plus proclamer qu'elle n'a qu'un égal, au point de vue art pur au Canada : Paul Morin. Et si Morin paraît plus habile qu'elle à première vue, c'est qu'il cisèle rarement ce marbre noir qu'est un cœur humain. »

L’autre article consacré à Routier a d’abord paru dans La Tribune de Sherbrooke, le 20 juin 1929. Cette fois-ci, on est devant une véritable interview. Après une courte biographie de Routier, Desrochers raconte sa rencontre décisive avec Paul Morin qui l’aurait encouragée à écrire. Puis il l’interroge sur son art : « Le souvenir est la source de la plupart de mes poèmes. Une impression refoulée me sourd tout à coup en mémoire, sans cause apparente, et avec sa renaissance, un désir, qui devient un besoin, de lui donner une forme poétique. Il n'y a, dans L'Immortel Adolescent, que quelques poèmes d'inspiration immédiate. » Ou encore : « J'aime le vers musical, mais non le vers-fanfare. Peut-être à cause d'un préjugé d'ambiance, je me suis appliquée à assourdir l'éclat de la rime. J'ai tenté d'écrire des vers dont la valeur proviendrait plus du rythme, que de la rime et de l'image. C'est pourquoi, j'ouvrai mes vers de façon telle que les mots en relief sont plutôt à la césure qu'à la rime. » Voici encore : « Maintenant que j'ai fait tout un livre suivant les règles du jeu, il se pourrait que j'use de certaines libertés prosodiques qui me semblent rationnelles, mais ce n'est pas sûr. »

Desrochers n’avait pas encore publié, en 1928, lorsque parut L’Immortel Adolescent. Pourtant, il en parle comme un maître sûr de ses moyens. Comme on peut le constater, il reconnait beaucoup de qualités à L’Immortel Adolescent. Il faut dire que sa référence en poésie, c’est le classicisme. Il voit chez la jeune auteure une audace qu’on perçoit difficilement aujourd’hui.

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