17 décembre 2010

Les Enfances de Fanny

Louis Dantin, Les Enfances de Fanny, Montréal, Chanteclerc, 1951, 283 pages. (Préface de Rosaire Dion)

Dans l’avant-propos, Rosaire Dion nous explique que ce roman, Louis Dantin l’a gardé dans ses papiers, en demandant qu’il soit publié après sa mort : « Louis Dantin était d'une rare délicatesse d’esprit et de cœur. Il lui répugnait d'offenser même ses ennemis. À cause du caractère autobiographique de ce roman il craignait que sa publication, de son temps, fut cause de scandale. Ce scrupule l’empêcha de le livrer au public. » À son biographe Gabriel Nadeau, Dantin avait confié en 1948 : « Fanny est une tranche de ma vie; c’est le souvenir d’une époque où j’étais complètement désemparé, où je quêtais l’affection comme un pauvre demande du pain. J’ai bravé alors les conventions du monde, et aujourd’hui je ne rougis pas de cet attachement : un sentiment humain appartient à l’humanité. Fanny c’est une dette de reconnaissance. En la payant j’ai achevé de me dépouiller et de me mettre le cœur à nu. »

Greenway, village de la Virginie du sud. Monsieur Lewis, un maître d’école célibataire de 32 ans, s’amourache d’une élève, Fanny. C’est une jeune fille d’une énergie débordante. La jeune fille, orpheline, le prend pour son père, encore plus quand M. Lewis, pour se rapprocher de sa protégée, vient habiter avec Fanny et sa sœur. Un jour, dans un emportement, il perd le contrôle et couche avec la jeune fille qui n’a que 15 ans. Il décide de l’épouser même s’il a le double de son âge, ce que la communauté de l’époque ne comprend pas mais accepte. Dans les quatre années suivantes, Fanny, qui tient parfaitement son rôle d’épouse, donne naissance à quatre garçons. La dernière naissance est difficile et elle ne peut plus avoir d’enfant. Quelques années passent. Fanny est toujours aussi vive, mais M. Lewis a vieilli. Il s'est détaché d’elle et s’est trouvé une maîtresse qu’il voit tous les jeudis. Quand elle découvre la trahison, malgré sa peine, Fanny décide de fermer les yeux, plus encore de favoriser la liaison de son mari pour éviter un scandale qui écorcherait sa famille. Les années passent, le plus vieux des garçons a maintenant 17 ans. M. Lewis fait une crise qui le laisse à moitié paralysé. N’ayant plus de revenus, Fanny travaille comme femme de ménage chez les Blancs. Les garçons abandonnent leurs études et quittent la maison et le Sud raciste. Les trois plus vieux déménagent à Boston, tandis que le plus jeune choisit l’errance. Fanny finit par remettre en question sa vie avec son mari. Elle n’a que 32 ans après tout... Elle décide de partir à son tour pour Boston afin de gagner des sous qu’elle pourra lui envoyer. Pendant ce temps, M. Lewis pourra compter sur sa maîtresse pour s’occuper de lui.

Boston. Fanny trouve un logement dans lequel elle loge avec ses trois fils. Ils habitent le quartier Roxboro, la « petite Afrique » de Boston. Les garçons travaillent mais la vie est difficile. La ségrégation, moins ouverte au Nord, subsiste quand même. Son fils le plus vieux, qui a une âme d’artiste, lance différentes affaires qui tournent à la catastrophe. Son plus jeune finit par déserter la maison. Fanny doit travailler. Elle accepte comme locataire un ancien ami de Greenway, Charlie Ross, qui a toujours été amoureux d’elle. Un Blanc, M. Donat Sylvain, l’engage comme femme de ménage. Il est dans la trentaine lui aussi et lentement tombe amoureux de cette femme enfant. Cet intellectuel est même étonné de découvrir que cette Fanny est capable de s’élever à son niveau. Leur idylle, caché, les comble tous les deux. Un drame vient y mettre un terme : Charlie, ayant découvert que Fanny avait un amant blanc, est furieux. Il se présente chez M. Sylvain avec un rasoir et de mauvaises intentions. Fanny, sentant le danger, essaie de le lui enlever. Dans la lutte, sans le vouloir, il lui tranche profondément le poignet. Elle meurt deux jours plus tard à l’hôpital.

Le roman avait tout pour devenir un grand roman populaire. Le personnage de Fanny est vraiment attachant et son parcours est suffisamment riche pour meubler trois cents pages. Dantin a pris beaucoup de temps à l’écrire. Et encore, la composition du roman manque de finition (chapitres documentaires mal intégrés à la fiction). Rosaire Dion, dans l’avant-propos, nous révèle que les deux derniers chapitres lui ont été dictés alors que Dantin était aveugle, ce qui explique sans doute que la fin soit précipitée. Ceci étant dit, ce roman se lit encore très bien et l’ouverture d’esprit et les propos contre la ségrégation sont tout à l’honneur de Dantin. J’ai choisi comme extrait un passage où Dantin semble tracer son autoportrait :

Extrait
Donat Sylvain, comme Irène l'avait deviné, et de plus de façons encore, n'était pas tout-à-fait « un homme comme les autres ».
Sa vie extérieure n'offrait rien d'anormal. Il était employé d'une maison d'éditions, chargé de l'illustration de ses livres. Il faisait à son compte des crayons de clients choisis. Mais qui eût connu son passé y eut trouvé l'empreinte d'une personnalité curieuse et le jeu d'un destin capricieux.
C’était une âme faite de contrastes : naturellement renfermée, repliée sur elle-même, et pourtant spontanée, large ouverte à la sympathie, cachant sous une froideur timide des élans vifs et chaleureux. Esprit avide, s'attaquant hardiment à tous les problèmes, mais étonné de ne pouvoir suivre les voies de tout le monde et d'aboutir toujours à des sphères isolées; cœur à la fois faible et constant, prompt à s'éprendre, esclave ensuite de ses amours sans choix et de ses pitiés imprudentes ; sensible aux moindres meurtrissures, mais incapable de rancœur et de vengeance. Un caractère, en somme, mal adapté aux luttes, trop doux pour les violences de la vie : une victime désignée d'avance à tous les heurts d'un inonde où seuls les durs, les agressifs, vont indemnes, butant les obstacles.
Après une enfance enclose et protégée, après une jeunesse emmurée dans des écoles austères, il s'était fait à lui-même une autre prison, fuyant par goût les sociétés, s'absorbant en ses études d'art ou en des recherches plus hautes qui ne l'avaient conduit nulle part. Il avait voyagé, il avait essayé des carrières diverses qui l'avaient tour-à-tour découragé ou dégoûté. Son existence en Amérique marquait une de ces étapes, qui paraissait, cette fois, définitive. Il en restait, à trente-sept ans, un artiste épris de beauté, mais un penseur désabusé, fixé dans un scepticisme tranquille, et un homme attristé d'avoir déjà subi l'expérience de plusieurs vies. (p. 170-172)

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