22 janvier 2013

Avec ma vie

Lucien Rainier, Avec ma vie, Montréal, Le Devoir, 1931, 164 pages.

Lucien Rainier (1877-1956), de son vrai nom Joseph-Marie Melançon, fit partie de la première mouture de l’École littéraire de Montréal. Il abandonne assez vite pour entrer en religion. Ordonné prêtre en 1900, il enseigne deux ans, devient vicaire, et enfin aumônier du couvent des religieuses des Saints-Noms-de-Jésus-et-de-Marie de 1912 à 1947. Il n’a publié qu’un recueil de poésie, Avec ma vie, en 1931, sous le pseudonyme de Lucien Rainier.

Dans son Manuel d’histoire de la littérature canadienne, Camille Roy le présente ainsi : « Ce recueil est tout plein de la poésie de la conscience, sereine ou inquiète, satisfaite ou douloureuse. Lucien Rainier fouille les replis de l'âme. Il y a de la confidence romantique dans ces poèmes courts et expressifs. Le poète sait aussi sortir de lui-même et chercher dans la nature des thèmes lyriques; mais c'est pour associer la nature elle-même à sa vie intérieure. D'autre part, Lucien Rainier est un méditatif qui jongle sur les formes du rêve ou de la pensée. Il veut que ces formes soient belles, fines, ciselées. Il réussit le plus souvent dans son métier d'artiste. »

Comme le déclare Jean Charbonneau dans L’École littéraire de Montréal, Rainier publie après un silence de trente ans. On peut donc considérer qu’Avec ma vie est le travail de toute une vie. Deux épigraphes coiffent le recueil. Rainier y affirme ses craintes face à la poésie moderne et sa certitude que la poésie existe seulement pour la beauté.

Le recueil compte trois parties, qui auraient pu faire l’objet de trois plaquettes : Les saisons mystiques, Les stèles et médaillons et Chantier au bord du rêve.

Les saisons mystiques
Cette partie compte 24 poèmes sans titre. Dès le premier quatrain, on entre dans une nostalgie lourde : « Mon Souvenir, donnant la main à mon Regret, / d’un pas que rend tremblant le faix lourd des années, / s’en va dans le jardin funéraire et secret / où mon Passé repose entre les fleurs fanées. » Et le premier quatrain du second poème est encore plus lugubre : « Les mauvais souvenirs de ma vie, en cohue, / dévalent dans mon âme et mon âme devient / un sombre champ de guerre où leur foule se rue... / De ma paix dévastée il ne subsiste rien. » Cette tristesse, ces souffrances, il les accepte : « Vous m’avez retiré, Seigneur Dieu, votre joie... / Que serviraient les mots de révolte et les cris ? ».  On comprend que son sacerdoce met en quelque sorte fin à un long calvaire : « trop d’automne et de gel avait franchi sa porte / pour qu’une sève encor pût le reconquérir.  // Mais, suprême fleuriste inattendu, vous vîntes, / Jésus ! ranimant tout de votre feu vainqueur ! » Bien entendu, il ne suffit pas d’avoir trouvé le Christ pour vivre une sérénité sans sursaut : « Cette âme de malade, inquiète et brisée, / va rajeunir d’un coup, je le sens, je le veux, / quand s’en ira vers Vous, en mystiques aveux, / la réserve d’amour que j’ai thésaurisée. »

Les stèles et médaillons
Ces stèles et ces médaillons, comme il se doit, servent à célébrer la mémoire de gens qu’il a affectionnés. Ainsi, ont droit à un poème la vierge Marie et le Christ (Vendredi saint), un dominicain, un vieux prêtre qui dit une messe basse, et surtout certaines religieuses, fondatrices de la communauté, dont certaines sont connues : Marguerite Bourgeois, mère d’Youville.  Parmi eux tous, une jeune fille décédée en bas-âge : « Tu peux dormir tranquille en ton cercueil fermé / sans un pli de regret sur ta bouche amaigrie, / car, nulle moins que toi jamais ne fut flétrie, / fleur que l’avril vit naître et qui mourut en mai. » D’autres stèles sont consacrées à Dollard des Ormeaux, Jeanne Mance, Vauquelin, Louis Hyppolite Lafontaine. Il y a donc quelques poèmes patriotiques, moins claironnants que ceux de Fréchette, mais loin de l’esprit de l’école littéraire de Montréal.

Durant des années, le même cercle d'amis s'est réuni chez le poète Albert Lozeau, le samedi soir. Rainier leur consacre un poème : «  Or, Bertrand, Gill, Renaud, Brunet, les deux Milette / et Melançon, coquin jusqu'à changer son nom, /  venaient, le samedi, par les beaux soirs ou non, / dans le "Nicaloso", fumer la cigarette. // L'endroit mystérieux,  n'étant qu'une chambrette, / se chargeait d'un brouillard si lourd, que le champion / au noble jeu d'échecs, matait à l'aveuglette, / ne pouvant distinguer un fou d'avec un pion. »

Chantier au bord du rêve
Le titre suggère qu’on entre dans un univers où tout est plus léger. Finies les grandes angoisses des « Saisons mystiques ». Dans beaucoup de poèmes, Rainier se contente de célébrer la nature sans   grandes effusions romantiques. On est plus près de Verlaine que de Lamartine ou Hugo. La nature est souvent le départ d’une allégorie assez fantaisiste dont le but est de décrire la vie intérieure. Il s’agit de faire « chanter » le poème, mais tout cela est bien léger. Peut-être par manque de contenu, non sans humour, on joue avec les mots, et le rythme comme en témoigne le poème qui suit :


RONDEAUX

Dans un rondeau, malgré l'âge et la rouille,
obstinément je rime et je... gargouille.
A ma rescousse,  esclaves : adjectifs,
noms et pronoms! Verbes, soyez actifs:
à des travaux forcés je vous verrouille!

J'ai grand besoin d'une experte patrouille.
Certe, au Larousse il faut plus d'une fouille
pour treize vers qui ne soient point fautifs
dans un rondeau.

La Madelon qui file sa quenouille
a moins de mal, quand l'écheveau s'embrouille,
que moi, casant des mots rébarbatifs
en if, en ouille...  Or, soyez; attentifs :
cela ressemble aux sauts de la grenouille

Aucun commentaire:

Publier un commentaire