29 août 2014

Ethel et le terroriste

Claude Jasmin, Ethel et le terroriste, Montréal, Déom, 1964, 145 pages.

Claude Jasmin s'est inspiré de l‘attentat felquiste au centre de recrutement de l'Armée canadienne, le 21 avril 1963, pour écrire Ethel et le terroriste.

Paul vient de faire sauter une bombe. Le Mouvement a organisé sa fuite à New York, avec Ethel, sa petite amie juive, qui a déjà également fait partie du groupe terroriste avant d’en être expulsée pour des raisons ethniques. « Aucun de ces brillants chefs n’avait eu la franchise de m’avouer que l’antisémitisme du peuple nuirait à la cause si on apprenait l’existence de cette femme dans la vie privée de l’un des dirigeants du parti. » Ce voyage sur la route enneigée qui doit les mener vers « New York, la bien-aimée, la tant rêvée » va durer douze heures.

À New York, Paul entre en contact avec les membres du Mouvement qui doivent orchestrer sa fuite vers Miami. On lui dit qu’il devra partir sans Ethel, ce qu’il refuse. Les amoureux se réfugient chez la tante d’Ethel quand ils découvrent qu’ils sont suivis. Paul apprend de son contact qu’il sera expulsé du Mouvement et même que sa vie est en danger. Un officier de la GRC (il les suit aussi) lui offre de le protéger s’il accepte de servir de taupe. Paul se sent coincé. Finalement, le leader new-yorkais du Mouvement lui propose une occasion de se racheter : il devra poser une bombe devant l'ambassade du Canada.

Dans la seconde partie du roman, Paul s'interroge sur la valeur de son geste, sur ses propres motivations mais aussi sur celles de ses compagnons d'armes. Il a l’impression que son action a perdu tout son sens dès qu’il a posé la bombe. Même s’il a pris une part active aux décisions du Mouvement, il semble que ce soit davantage un coup de tête qu'une conviction profonde qui l’a amené à devenir «porte-bombe». « J’avais des ordres. [...] C’est tout. Je ne voulais rien savoir. J’avais besoin d’un travail aveugle. Cela couvait en moi, tout au fond un besoin d’obéir! C’est ainsi. »

Plus globalement, il cherche à comprendre le sens de l'action terroriste. La colère semble le point d'ancrage chez tous les militants, une colère dont les causes ne sont pas toutes en lien avec la situation sociopolitique du Québec. S'y mêlent beaucoup de raisons personnelles et d'autres qui tiennent à de grands principes comme la justice, la recherche du bien. « Tu sais, cette guerre, la vraie. Cette bataille pour terrasser cette grande vache grasse, ce veau malade et paresseux qui est couché sur nous. Sur ton pays et sur le mien. Sur le peuple noir, sur le peuple de la Grèce, sur celui de la Turquie et sur celui de la Chine et de l'Ecosse. Une grosse bête. Le mal, Ethel, le vrai mal, le seul, c'est l'ignorance. Voilà une bonne raison de se battre. C'est là le vrai ennemi. Notre seul ennemi. L'ignorance. » On comprend aussi que l’action terroriste devient souvent un exutoire pour tous les enragés, cassés et cabochons : « On jouait à Tarzan, au surhomme. Nous refaisions, à vingt ans, à vingt-cinq ans, nos jeux d’enfants. Ceux des ruelles des quartiers pauvres. Et maintenant, enfin, nos jeux, nos acrobaties, servaient à quelque chose ; la cause.»

L'écriture vive et la narration simultanée nous plongent dans l’immédiat de l’action. Dans l'épisode new-yorkais, on s’approche parfois du roman d’espionnage, ce qui agrémente la lecture. Et contrairement à ce que laisse supposer le titre, les scènes amoureuses, souvent l’occasion d’envolées lyriques, sont plus fréquentes (et réussies ?) que les discussions idéologiques. Ethel et le terroriste se lit encore très bien aujourd’hui et son propos est toujours pertinent.

Extrait
Carte postale pour mon pays
Il y a des pigeons, ils se perchent sur l'armature de l'affiche lumineuse géante. Par ma fenêtre, je regarde cette drôle de lutte. Quelques cheminées lâchent des fumées grises, bleuâtres. Le pauvre paysage derrière la vitre est déformé. Dans ma tête parfois tout est déformé. Ainsi, pendant que nous roulons le long de Central Park et que les avenues nous montrent leurs grands blocs appartements comme des splendides et gros gâteaux de noces, je songe à mon pays. Mon pays livré comme charogne, il y a plus de cent ans, à une bande de loyalistes à grandes dents. Mon pays bourré de soutanes multicolores, de petits épiciers, de maigres scieurs de bois, quelques géants isolés, exceptions qui entretiennent nos légendes, qu'un grand gaillard à l'air d'un castor chante à tue-tête à la face de nos Collégiens boutonneux, de nos fonctionnaires cacochyme, de nos commis des coins de rue — il y a, au parlement, une bande de grosses morues, tous le nez au fond de gros fromages à taxes, taxes des "p'tits culs" épiciers et fonctionnaires, une armée de rongeurs, qui se font bénir tous les dimanches, qui paradent en déclamant des âneries qui font des promesses. Ils se font élire sans peine en trompant le peuple, en débauchant les cervelles de nos épiciers-fonctionnaires. En coulisses de ce théâtre de vermine, les soutanes et les loyalistes applaudissent. Une bande de jeunes gens lorgnent déjà du côté de cette pourriture.
C'était ainsi avant nos pétards, nos pauvres feux d'artifice. Ce sera ainsi longtemps. (p. 67-68)

18 août 2014

Contes anglais et autres

Jacques Ferron, Contes anglais et autres, Montréal, Éditions d'Orphée, 1964, 155 pages.

Depuis les années 1970, les contes de Ferron sont réunis en un seul volume. Et on a raison de le faire car les Contes anglais et autres n’ont rien qui les distingue des Contes du pays incertain publiés deux ans plus tôt. Certains, même, les précéderaient dans l’ordre de l’écriture.

La plupart sont réalistes (ce qui n’exclut pas l’invraisemblable). Les lieux sont nommés, on reconnait au passage le Maskinongé, la Gaspésie, Montréal, la Beauce… et on fait quelques incursions dans un Ontario fictif (Ulysse). Rien de très surnaturel donc, même si on rencontre des centaures, des licornes, des sirènes, des éléphants et de petits béliers qui se promènent sur le corps des femmes. Il y a bien un homme qui se transforme en rat blanc, mais encore là nous n'en sommes pas sûrs. Même la version du Petit chaperon rouge évacue le merveilleux.

Les Anglais, le plus souvent Ferron s’en moque cordialement, en passant, au détour d’une description. Tout au plus, il malmène quelques mots « Ouiquène, ounederfoule, ouèredeare » ou il feint l’étonnement devant certaines pratiques douteuses, par exemple quand il est question d’accouchement. « Mais l'accouchement se précipitait. […] La jeune dame avait besoin de nous, cela se voyait au toupet mouillé du bébé. Elle boudait encore néanmoins. Nous la laissâmes à sa bouderie et la délivrâmes sur le côté, sur le côté tournée un peu par en avant le visage toujours dans l'oreiller, ce qui revenait à dire par en arrière. Et cela se fit très bien. Quand tout fut fini, elle se retourna sur le dos et nous regarda avec de grands yeux limpides, comme si rien ne lui était arrivé. On mit l'enfant à ses côtés. Elle parut toute surprise: parce qu'elle l'avait eu, le dos tourné, elle croyait peut-être qu'il lui venait du ciel. C'est l'avantage de la posture anglaise. « Et l'inconvénient? » demandai-je à la sage-femme. «Le pauvre enfant devra se nommer William. » (William)

Certains contes ont été écrits aux lendemains de la seconde Guerre mondiale, telle cette Suite à Martine, très désabusée. N’oublions pas aussi qu’en tant que médecin, il fut souvent confronté à la mort : plutôt que de s’en attrister, il affiche une désinvolture souveraine comme s’il voulait se barder contre l’ennemi (Armaguédon).
  
Même s’il débusque la grosse bêtise à l’occasion, il préfère la bizarrerie. Ce sont les Canadiens français, surtout ceux des campagnes, qui animent ses intrigues rocambolesques. On y retrouve beaucoup de docteurs, de curés, de paysans, de marins, de nonnes, de robineux et quelques prostituées. Il est bien évident que le bon docteur cherche avant tout à faire rire. Il grossit les traits, malmène les tenants du savoir, crée des situations loufoques, tel ce bouddhiste enrôlé dans l’armée dont on ne sait que faire sinon le convertir (Il ne faut jamais se tromper de porte). Il utilise les ressorts traditionnels de la comédie : la mésentente entre les parents et les enfants (La Perruche, Le vieux Payen, Le bouquet de noce), le motif du mari trompé (Bêtes et mari, La laine et le crin),  les relations ambiguës entre le curé et sa ménagère (La Corde et la Génisse), les sous-entendus sexuels… « Je l'emmène à Montréal voir un médecin. Le médecin dit que c'est une honorée, une maladie à son honneur, dont il me guérit si bien, si vite que je me retrouve sans éléphant à cheval sur une licorne, galopant de retour vers le beau comté de Maskinongé. »

Et souvent l’humour tient uniquement au style et au ton : « À la fin de la soirée il n'y avait plus de coin, tout le monde était rond »; « La démesure des oreilles prédispose au veuvage »; « La belle mort est la fleur de la vieillesse »; « Les poules accoururent, le bec au bout des yeux, bêtes comme la faim. »

Le recueil s’est mérité le prix du gouverneur général.

Extrait 
Autrefois je n'étais pas un robineux, j'étais quelqu'un de plus honorable, j'étais un vagabond, non pas celui qui épeure les femmes et à qui elles donnent un cent pour éloigner le mauvais sort, mais le vagabond connu de toute la province, qu'on accueille avec joie, qu'on retient même car il apporte dans son sac la sagesse et la fantaisie. Aussi longtemps que durait la saison douce, je parcourais les routes.

Le soir venu, je m'arrêtais dans quelque maison, où à la veillée, je suscitais devant les yeux de mes hôtes un monde qui n'avait pas de réalité, mais par lequel on pouvait entendre celui que l'ombre avait absorbé. Le lendemain, reprenant la route, j'avais l'impression de ne pas être passé en vain et de laisser derrière moi plus de cohérence que devant, un jour plus clair, des fermes aux lignes mieux dessinées, des visages plus humains. Non, je n'étais pas un mendiant, je ne quémandais rien et ce que je recevais ne pouvait être comparé à ce que j'avais donné. J'étais un gueux, mais j'étais aussi une sorte de grand seigneur errant par le monde afin de lui redonner un peu d'allure, un peu de style. (LE ROBINEUX dans Suite à Martine, p. 48-49)

Lire un résumé des contes : André Durand, Le comptoir littéraire

Jacques Ferron sur Laurentiana
Le Dodu
Le Licou
Contes du pays incertain
Cotnoir
L'Ogre
Tante Élise ou le prix de l'amour
La Sortie

8 août 2014

Le Cabochon

André Major, Le Cabochon, Montréal, Parti pris, 1969, 195 pages (1re édition : 1964) (Avertissement de l’auteur)

Le roman nous plonge dans le milieu ouvrier de Montréal au début des années soixante. La famille Plamondon compte quatre enfants. Le père vient de perdre son emploi quand débute l'action. Antoine, le fils ainé,  fréquente un collège classique, une fille de la bourgeoisie et un dandy qui étudie avec lui. Son univers, qui le mettait au-dessus des siens, dans son esprit du moins, s'écroule quand il doit abandonner le collège pour une école de quartier tenue par les Frères du Sacré-Cœur.

Il se lie d'amitié avec un garçon d'épicerie et sa sœur Lise. Les deux sont impliqués dans leur communauté, ils animent les jeunes qui fréquentent les Loisirs. Antoine se joint à eux, mais  son engagement ne dure pas. Ayant échoué ses mathématiques, il décide d'abandonner l'école. Il trouve un travail dans une boulangerie. Les journées sont longues et la paie bien maigre. Quand ses parents lui réclament une pension, il se trouve une petite chambre sur la rue Ontario. Lise, sa nouvelle amoureuse, le convainc de s'inscrire aux cours du soir. N'acceptant pas de se faire traiter à la dure, il s'absente de son travail à la boulangerie et se fait mettre à la porte.

Trop orgueilleux pour rentrer à la maison, il quitte Montréal en faisant de l'autostop. Il veut voir comment vivent les gens à la campagne. L'aventure dans le Nord (près de Saint-Lin) tourne vite au désastre. Il ne trouve pas d'emploi et se meurt de faim. Un policier le ramène chez ses parents. Son père, avec qui il a toujours été à couteaux tirés, fait un pas vers lui. Les deux se parlent enfin. Il lui trouve même un emploi à la voirie avec lui. Antoine en est heureux même s’il sait que tout cela est provisoire : il veut retourner à l’école, étudier en sciences sociales et écrire.

C'est un roman d'initiation comme on dit : les rêves d'un jeune adulte viennent buter contre les rouages de la société. Quant à moi, le plus intéressant n'est pas là. Major traite un thème sur lequel il va revenir dans ses œuvres ultérieures. Dans les années 60, plusieurs jeunes, profitant de la démocratisation de l'éducation, quittent leur milieu ouvrier ou paysan pour devenir des professionnels. Ce faisant, ils laissent derrière eux des parents contents de leur promotion mais parfois frustrés d'être laissés en arrière, comme c'est le cas dans Le Cabochon. Antoine finit par se réconcilier avec son milieu, lui qui en avait honte quand il fréquentait son collège. En travaillant à la boulangerie, il comprend mieux l'humiliation que vit son père au quotidien, mais aussi face  à sa famille quand il est en chômage. Il réalise qu'il y a une lutte politique à mener contre l'injustice sociale. Et son père finit par respecter son fils cabochon. Le roman n'est pas parfait, on y trouve certains raccourcis étonnants, ne serait-ce l'évolution rapide d'Antoine et du père, mais il annonce l'œuvre solide que produira Major par la suite.

Extrait
C'est le soir, et il écrit. Une lettre d'adieu ... « Ma chère Lise [...] Tu te demanderas sans doute quel démon me possède et me pousse à agir comme un insensé; c'est normal, étant donné que pour toi vivre c'est s'adapter à la société. Et que pour moi c'est tout le contraire : je crois, et cette conviction est de plus en plus profonde, que pour s'affirmer et développer son aptitude à la liberté, il est nécessaire de se soustraire aux impératifs et conventions de la société et même de leur opposer un refus absolu. Comment t'expliquer ? Regarde autour de toi : notre misère sociale, notre misère morale, nos chefs… Rien que de la médiocrité. Pas d'hommes libres dans notre pays. Nous n'avons pas d'Histoire, mais une suite de défaites. Menacés et affaiblis, nous n'avons même pas la volonté de résister, la volonté de devenir des hommes. Serons-nous toujours des domestiques mesquins et satisfaits? Ce sont-là, Lise, des questions vitales, et j'aimerais que tu en tiennes compte. Parce que ça te concerne, toi aussi. Tu vas me dire que tu m'aimes, et que je devrais t'aimer simplement, sans histoires, avec mon cœur, en oubliant ce qui se passe autour de moi. M'occuper des Loisirs avec toi, selon toi, ce serait une manière d'échapper à l'égoïsme; mais justement, ces Loisirs, c'est peut-être une manière de ne pas voir plus loin que la paroisse. Amuser les jeunes quand notre pays n'a même pas les moyens de leur fournir du travail. Quand le gouvernement de notre pays ne nous appartient même pas ...

« Comprends-tu ma colère ? Comprends-tu que je n'aspire pas, moi, à une bonne petite vie tranquille, comme celle que tu me proposes. Si je n'étais pas attaché à toi, je n'aurais pas pris la peine de t'écrire; mais je tiens à toi et je voudrais que tu m'acceptes comme je suis, avec ma tête de caboche. Je ne demande qu'à comprendre les gens qui vivent avec moi. J'ai vécu deux mois avec des employés de boulangerie; j'ai découvert quelque chose que je raconterai un jour ou l'autre, car j'ai la ferme intention d'écrire. Tu vois, ça se précise, je commence à savoir ce que je veux. [...] 
Antoine
(p. 155-156)