20 février 2015

Le Jour est noir

Marie-Claire Blais, Le Jour est noir, Montréal, Éditions du jour, 1961, 123 pages.

Si je me fie à ce site (Le Passe mot de Venise), Le Jour est noir n’a pas reçu un très bon accueil de la critique lors de sa parution. Et pour cause. Ce que j’écrivais sur Tête blanche, je pourrais le reprendre ici : « Les premiers livres de Marie-Claire Blais sont très sombres. On n’y trouve pas l’ironie qui allège Une saison dans la vie d’Emmanuel. Les enfants sont laissés à eux-mêmes, ignorés par des adultes perdus dans leurs propres problèmes. » Je pourrais aussi reprendre ce passage que j’écrivais sur La Belle bête : « On sent l’influence d’Anne Hébert (Le Torrent) […] et ce, non seulement à cause des thèmes en commun. Blais écrit aussi une histoire qui n’est pas ancrée dans la réalité québécoise (et dans la réalité tout court), et use d’un style littéraire qui se veut poétique. L’histoire de Blais est trop schématique pour qu’on y croie vraiment… »

On découvre les quatre personnages principaux dans un long prologue de 14 pages. Ils ont entre 13 et 15 ans et forment déjà des couples : celui de Raphaël et Marie-Christine et celui de José et Yance. À travers leurs dialogues et quelques passages descriptifs, le narrateur relate leur première expérience amoureuse, sexuelle et désastreuse dans le cas du premier couple, tout en douceur pour le second. Inutile de résumer en détail le reste du récit : on retrouve les mêmes personnages – et quelques autres dont la sœur de Raphael et Yance - à des âges différents de leur vie. Et toutes les désillusions amoureuses qu’on puisse imaginer : des couples qui se brisent et se refont; des enfants qui repassent dans leurs pas; des hommes, les violents comme les faibles, qui détruisent les femmes; celles-ci qui détruisent leurs enfants. Femme insatisfaite, mari infidèle, homme immature et lâche, mère indigne...

On sait comme le thème de l’enfant qui ne veut pas devenir adulte est important dans la littérature des années soixante. Marie-Claire Blais fut sans doute une des premières à se l’approprier : « Quand il commencera à mourir pour moi, ses maîtresses passées lui deviendront étrangement vivantes. Dans les rues de ma ville, j'envie les êtres qui n'appartiennent pas à la même existence que moi. J'envie tous ceux qui n'ont pas encore mis le pied dans le temps, les êtres inachevés dans leur propre plénitude: les enfants. Je regrette de ne pas être cette adolescente à jupe rouge et aux bas noirs qui rit, appuyée aux bras d'un garçon de son âge, sans savoir qu'elle sera seule bientôt, dès qu'elle deviendra une femme. Je songe aux dimensions diaboliques que prendra le monde pour elle. » (p. 59)

Il y a bien une tentative de prolonger le thème, de lui donner une assise sociale, mais dans ce roman poétique, le lien semble trop rare et trop mince : « L'enfant sur mon cœur, l'interrogation de Raphaël devant l'avenir et le présent se fait mienne. Je ne suis plus en confiance avec la génération que porte ma fille sous son front innocent. Une nuit sans réveil se profile devant moi: sommes-nous condamnés à mourir ? Sommes-nous la génération ténébreuse et choisie pour assister à la fin de l'univers ? Ce doute n'est-il qu'un pressentiment d'une horrible fatalité ? Raphaël est cynique à cause de la peur. Josué est faible pour la même raison. Est-ce une ridicule panique devant sa propre mort ? Sa pauvre petite mort ? Il est vrai que les êtres de notre génération souffrent d'avancer dans un siècle de destruction. Ils préfèrent soudain ne pas avoir de siècle. Délibérément ils choisissent des gouffres à la taille de leurs rêves. » (p. 50)

Il est toujours difficile de critiquer une auteure de l’envergure de Marie Claire Blais. Avec très peu de matériaux autres que littéraires, Marie-Claire Blais parie que le roman puisse tenir par la force du style. Malheureusement, on finit par se lasser de ces personnages désincarnés qui sont plus des figures littéraires que des personnes. Mais, comme les deux citations ci-dessus et l'extrait le démontrent de façon magistrale, Marie-Claire Blais, c’est un style... et son prochain roman ne sera rien d’autre qu’un chef-d’œuvre de la littérature québécoise. Comme quoi, mêmes les plus grands doivent se « faire la main ». Comment ne pas lui pardonner tout le reste?

Extrait

J’ai senti une flamme de vie à ma taille, j’ai écouté battre toute l’âme d’une enfant dans mes veines, et l’amour dans mon cœur, je suis vivante, saine et raisonnable à ma façon, mais Josué est le reflet qui se multiplie, la nuit désarticulée en fantômes : il approche les hommes et les choses sans les connaitre. Il vit dans une fugue continuelle. Il est venu vers moi pour m’entraîner dans son pays de brumes et de dangereuses féeries, il a caressé mon corps avec des mains innocentes et j’aurais dû comprendre dès le début que cette innocence me tuerait puisqu'elle était plus perfide qu’un maléfice. Oh ! Enfant malade loin de mon cœur ! Oh ! l’homme démuni que l’on regarde avec des yeux pleins de larmes! Penchée sur le visage indifférent de Josué, je sais que je ne l’ai pas choisi mais qu’il m’a choisie pour le pire. Le jeune homme des ombres, si attirant parce qu’il était inhumain de candeur, ne me laissera que la maison d’odeurs et de songes, peu de choses vraies: il me laissera une petite fille sans consistance comme lui, une fleur seulement faite d’un peu de rosée. » (p. 62)

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